L’utopique dans notre dystopie quotidienne

l'utopique n'est pas l'utopie tout comme la musique n'est pas la muse

 

 

[l'aliment de l'utopophonie*]

 

La pratique utopique relève d’un certain état d’esprit : celui du possible, du tout-est-possible dans l'impossible. C’est avec l’idée de possible qu’un impossible est dépassé ou transgressé (souvent les impossibles sont des codes limites contentés par le familier). Cet esprit utopique se développe dans la pratique musicale, celle de l’écriture (la conception) avec son graphisme (la partition), la réalisation sonique du projet de musique jusqu’à la représentation publique (le concert), dans le combat contre les habitudes et les idées reçues. La vigilance est une qualité qui est allumée en permanence pour ne pas tomber dans les illusions de l’impossible et de l’irréalisabilité. Pour une œuvre musicale, rien à priori ne peut la rendre irréalisable tant qu’elle utilise des moyens réels. Comme contre exemple : « une harpe dont les cordes sont tendues de la Terre jusqu’à la Lune pour produire une musique des sphères avec les luniens et les terriens [1] » ou j'ai imaginé « la musique des nuages produite par le courant d’une sphère transparente de 50 mètres de diamètre qui vole au gré des vents en altitude, dans laquelle le public flotte en apesanteur tout en étant immergé dans les sons inouïs qui bougent dans l’espace tridimensionnel de la lumière diffractée : nous pouvons ajouter dans la sphère transparente : la musique climatique (variation de la température et de l’humidité) et la musique ventale (celle qui crée des contrecourants de vents, d’intensités, de largesse, de directions, de formes, de densités différentes) en plus de la musique sonique », et une « harpe à nuage [2] » ? Dans la musique nous compositeur, nous utilisons des variables comme les mathématiciens à la différence que nous mettons en œuvre les relations qui donnent des valeurs à ces variables. Et c’est là ou l’utopique rentre dans la réalité : grâce aux valeurs. Dans la musique classique occidentale, la valeur première est la « note » de la partition, tout ce qui est conçu en dehors de la note relève de l’impossible. La valeur « note » a créé les instruments de musique correspondants. Il est difficile, mais pas impossible de « détourner » la valeur « note » en ne jouant pas des « notes » avec les instruments de musique conçus pour cela. Les plus grandes résistances à l’ouverture d’esprit dans la musique se situent dans la peur de perdre l’identification d’une pratique qui fait autorité. L’utopique se braque avec l’autorité qui tous deux ne sont que des sensations de ce qui est réellement vrai et de ce qui ne l’est pas : une impression. L’une est nécessaire au maintien du groupe et l’autre à sa survie. Devinez lequel correspond à quoi ? Utopie et autorité forment un équilibre qui n’est que trop souvent rompu par ignorance. L’un est dans l’autre de ce que l’autre est dans l’un : il y a autorité dans l’utopie et utopie dans l’autorité. Les utopies sont anéanties quand l’autorité prend le dessus et vice versa. Aujourd’hui nous avons une fâcheuse tendance à nous replier sur des habitudes que l’on souhaite au fond vraies pour rassurer notre terreur à vivre. La sécurité fait autorité pour la survie alors que la survie est une valeur de l’utopie. Nous vivons dans un déplacement de sens qui nous perturbe. Nous nous sommes fermés en majorité à l’inconnu, où l’inconnu est l’espace du possible, celui de l’utopie. L’Histoire récente de la musique et de sa pratique montre des scissions entre les peureux et les téméraires. Et les premiers gardent un pouvoir que les seconds rejettent. Les premiers se « protègent » dans l’académisme alors que les seconds plongent dans l’expérience des pratiques musicales encore inconnues. Les premiers régressent et les seconds évoluent à défier l’intelligence de la condition humaine (dans la pratique de ses occupations). Les premiers font tout ce qui est en leur pouvoir pour que les seconds n’apparaissent pas aux publics, à ce public qui n’est de cesse le jouet de contrôles dans ses choix dont il est démuni au profit d’un confort illusoire de sécurité. La situation est assez critique où l’utopique est publiquement anéanti au risque de la survie future de notre civilisation (pour être dans le ton catastrophique qui est de mise dans les prévisions divinatoires par notre cosmogonie biblico-occidentale). Nous souhaitons l’équilibre des forces où chacun se retrouve, et la pratique musicale est un révélateur de ces déséquilibres. Un exemple aujourd’hui où la musique des compositeurs morts est plus diffusée que celle des compositeurs vivants. Les compositeurs morts sont adulés alors que la majorité des compositeurs vivants qui proposent une musique non familière sont ignorés. Mais un compositeur mort est plus une marque d’une œuvre collective parfaite dans le temps qu’un artiste isolé vivant qui s’exprime avec des valeurs encore incomprises. Cet artiste n’est pas « en avance sur son temps », il travaille dans son temps que les autres perçoivent comme futur, le public « n’est pas à la bonne page », il ne fait pas de différence entre vivre dans l’accumulation de passés et vivre au présent. Il est facile dans ce cas pour un artiste de paraître pour un précurseur :

La musique utopique existe /-t-elle réellement ? Utopique est aujourd’hui un mot péjoratif qui est accroché aux « demeurés », des personnes qui proposent des projets considérés comme irréalisables. Pourquoi certains projets sont considérés comme utopiques ? Pourquoi certaines musiques demeureraient irréalisables ? Un qualificatif devenu péjoratif synonyme plus d’infaisable. La musique utopique au vu de l’autre « réaliste » est la projection de ses impossibles. La démarche utopique n’existe que suivant un contexte donné. De faire « coller » quelque chose avec autre chose qui ne « collera » pas à priori. A posteriori, une fois l’utopie (projet qui paraît irréalisable) réalisée, elle devient réalité (ce qui est donné par l'expérience). L’utopie est une activité de l’existence, elle n’est pas en dehors de la réalité. La démarche utopique reste possible dans ses applications techniques même si elles sont difficiles et laborieuses à partir du moment où elle est conçue. La conception fait partie intégrante du réel de l’expérience. L’activité cérébrale est réelle (sinon nous serions inexistants). Elle se heurtera toujours contre une « disposition d’esprit » attachée à un pouvoir. La marge de tolérance des réalités morales. Qui empêche qui, qui empêche quoi, et Pourquoi ? La marge du possible des limites humaines. Voir plus loin que son quotidien. La culture du savoir aide-t-elle à comprendre l’incompréhensible ?

topique = lieu commun
atopique = lieu unique
utopique = quelque part, quelque chose de possible

Toute politique quelle qu’elle soit réside dans l’utopie : le désir d’application de choses non appliquées. L’application d’idéologies à une population qui ne demande rien sauf de ne pas l’appauvrir des méfaits des gouvernants. Cela passe parfois par l’imposition brutale des dictateurs ou insidieuse de nos républicains (« ainsi, Dieu » créa leur totalitarisme positiviste !). Au pouvoir de toute façon, on réalise ses désirs, même les plus impossibles. Le pouvoir existe pour ça.

L'utopie (un projet impossible faisable) est-elle une conséquence de la croyance ? Si « croire que cela est possible » est affirmé comme une réalité sans démonstration possible d’une réalisation avant sa réalisation, une preuve du possible de l’impossible : la croyance se fond dans l’espoir et la confiance du projet réalisé. La projection d’un espoir est-elle une croyance ? Si l’espoir est suggéré par une croyance à l’impossible normé.

le couple « autorité/utopie » ou l'équilibre nécessaire au développement de la création
Pouvons-nous penser l'autorité de l'utopie ? « Improbable... » Pouvons-nous penser l'utopie de l'autorité ? « Encore improbable ». Oui, notre entendement nous interdit de supposer ces deux propositions ensemble. L'utopie ne peut faire autorité et l'autorité ne peut être utopique. Et pourtant, il est important de comprendre la part de l'utopie dans l'autorité, celle de rassembler les humains sous un même projet, et la part nécessaire d'autorité dans l'utopie qui sans elle n'aurait même pas l'espoir d'une réalisation même partielle d'une quelconque création.

 

Cultivons la pensée musicale paradoxale

La culture du paradoxe ne serait-elle pas une clef pour s'extraire de la logique déductive et comprendre le monde avec le recul nécessaire au savoir ? La pensée en paradoxe pour trouver une voie de sortie de sa condition humaine de s'autopenser. Le projet de sortir de l'humain pour comprendre le monde est légitime pour une compréhension de ce que nous sommes et de ce que nous faisons dans l'existence. En pensée musicale ça donne : du vibrant qui modifie la perception du monde.

 

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Notes

* topophonie (musique topophonique) : l'art de la disposition statique et dynamique des sons dans l'espace : des musiciens et des haut-parleurs. Un caractère supplémentaire à la musique pour jouir des localisations et des mouvements de celle-ci dans l'espace : les configurations spatiales de la musique. Iannis Xenakis avec Terretektorh (1966) dispose le public parmi un orchestre de 90 musiciens. Avec « Erre », je dispose d'un nombre non limité de musiciens qui forment des « lignes d'erre » horizontales et verticales sur des kilomètres (1982). « l'idée topophonique est pour la musique une grande chance encore mal exploitée » Boguslaw Schaeffer (1987) qui composa en 1960 « Topofonica » pour 40 musiciens. C'est une possibilité encore tellement nouvelle pour la musique que très peu d'oeuvres sont réalisées même de nos jours 50 ans après les premières expériences d'un Xenakis ou d'un Stockhausen ou d'autres moins médiatisés : je pense à un compositeur dans les années 60, Anestis Logothetis (?) ou un autre qui s'empara de Vienne comme salle de concert pour interpréter sa musique. Il existe de nombreux exemples isolés.

[1] terriens t’es rien ? : wow quel même son pour un sens si différent : vraiment ?
[2] Nicolas Reeves, crée dans les années 90 de la musique avec les nuages. Pour cela il a fabriqué une « harpe à nuage » qui est un laser projeté vers les nuages qui analyse à travers un système informatique certaines variations de paramètres propres aux nuages et qui sont traduits en paramètres musicaux dans la norme MIDI pour offrir une musique automatique, celle des nuages qui passent.

 

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