INTERVIEW DE MATHIUS SHADOW-SKY PAR MAX Toulouse, le 20 avril 2014 MAX - Comment générez-vous cette richesse rythmique et harmonique avec un simple synthétiseur analogique bon marché ? MATHIUS SHADOW-SKY - Le principe de base de la variation est le déphasage, 2 horloges de temps différents qui se superposent donnent des rythmiques élaborées en évolution. Chaque horloge pilote différents modules du synthétiseur qui s'interagissent tels les simples oscillateurs, au filtre dynamique, jusqu'aux modulations des fréquences et une dose d'aléatoire qui fait que depuis 25 ans je découvre toujours de nouvelles formules musicales ! MAX - Quel est l'intérêt de jouer aujourd'hui avec des vieilles machines analogiques ? MATHIUS SHADOW-SKY - Leur imprévisibilité (l'absence d'écran, pas de plantage ordinateur) et comme un instrument de musique, on le sort de sa boite on le branche et on joue. Pour que le monde numérique atteigne l'imprévisibilité, il faut un nombre d'informations colossales qui rend l'OS (le système d'exploitation ndlr) instable : une situation qui en concert est assez gênante si l'ordinateur plante, il n'y a plus de musique ! Mais il y a la possibilité d'avoir plusieurs ordinateurs clones en série, quand un plante on passe à l'autre : imaginez l'installation ! Un ordinateur n'est pas conçu comme un instrument de musique bien qu'il en accueille une très grande quantité : c'est un paradoxe ! MAX - Les installations complexes sont-elles néfastes pour la musique ? MATHIUS SHADOW-SKY - Ce n'est pas la complexité qui est en jeu, mais l'économie. Une installation complexe va demander des moyens que l'autre ne demandera pas. C'est le rapport entre le résultat escompté et les moyens investis. Généralement comme tout « humain raisonnable » on essaye d'utiliser peu de moyens pour un résultat impressionnant (le contraire génère la moquerie). Chaque élément (individu électronique) connecté dans le système audio génère sa propre personnalité qui influence les autres, plus il a de monde (de machines), plus ça demande une organisation du mixage conséquent et plus le mixage se complexifie, et à prendre du temps supplémentaire à résoudre tous les milliers de problèmes techniques qui se présentent. Dans un festival de musique par exemple où les musiciens jouent à la chaîne, cette situation est impensable. A moins qu'il y ait une scène par artiste, libre de son temps (sans horaires) avec tout l'équipement et le technicien son à disposition, mais des festivals comme ça, ça n'existe pas. MAX - La musique électronique qui dans les années 90 a généré un intérêt mondial semble aujourd'hui s'essouffler, pourquoi il n'y a pas de renouvellement ? MATHIUS SHADOW-SKY - Votre question montre votre déception quant à la diffusion de la musique électronique. Les réponses sont multiples et les causes s'interagissent. On peut nommer certaines causes dont la principale qui est l'effondrement économique et idéologique de l'industrie de la musique, aussi des outils banalisés, mais à la fois difficiles d'accès, etc. La banalisation et la misère économique a sans doute fait que peu de musiciens de la nouvelle génération se sont investis bien qu'il y a eu des tentatives donnant des carrières éclaires (moins de 5 ans). Les soirées électros d'aujourd'hui passent des mp3 à partir d'un laptop branché sur la sono : là on peut parler d'économie ! On peut parler des outils de compositions informatiques qui restent identiques à ce qu'ils étaient à leur naissance : des séquenceurs avec des effets et des patchs (dans le monde analogique ce n'est pas différent). Musicalement, il n'y pas fondamentalement d'évolution : on bricole toujours, on résout des complications pour trouver l'inouï imprévu. Ça, ça ne change pas ! Je vais vous donner un exemple. Depuis 1980, je conçois, j'écris et je réalise des musiques spatiales. Par musique spatiale, j'entends des trajectoires sonores dans l'espace-temps dans toutes les directions, formes et vitesses possibles : une matrice 4D (avec le temps) qui suppose un nombre d'entrées suffisant (une entrée par musicien) dont sa musique est en déplacement (avec des moments d'immobilité) dans l'espace tridimensionnel aux coordonnées XYZ : X (droite-gauche) Y (devant-derrière) et Z (haut-bas). Eh bien, ce rêve de beaucoup de compositeurs précurseurs des années 70 est encore aujourd'hui non réalisé. L'écriture et le jeu précis d'un ballet spatial des différents individus de la musique est encore impossible ! Pourtant les moyens sont là, mais l'intérêt, les compétences et l'économie n'y sont pas. Il faut savoir que le 5.1 est un ersatz de la liberté spatiale : le 5.1 n'autorise que le mixage pour le cinéma et se décompose par : une mono pour les dialogues au milieu de l'écran, la musique du film en stéréo, les effets audio des « sound designers » en quadri et les basses dans un coin ! Disposition qui s'apparente au modèle du siège d'une cité, assiégée pour la faire capituler : le spectateur est immobile au milieu, sur son siège à avoir capitulé, alors que l'utopie spatiale des années 70 était une libération de la monodiffusion apparentée aux dictatures haut-parlantes, si nombreuses au XXe siècle, et surtout le fantasme du voyage spatial après les premiers pas humains sur la lune en 1969. MAX - Comment dans ce cas pourrait-on raviver la création musicale électronique avec les fabricants, les musiciens et les diffuseurs ? MATHIUS SHADOW-SKY - Il s'agit en fait de toute la musique occidentale, pas seulement la musique électronique. Nos sociétés musicales forment un tout et dépendent les unes des autres : elles s'influencent et la tendance tend à la déprime. L'appât du gain est encore plus fort que jamais et détruit tout enchantement pour la musique, encore plus pour de la musique inouïe et inconnue. Les moyens de réalisation et de diffusion disparaissent les uns après les autres. Celles et ceux qui détiennent le pouvoir de programmation (de salle, de festival avec des moyens) ne s'intéressent pas aux artistes, ni à leur travail de création, mais à leur propre carrière et leur revenu. Les arts mis en publics sont devenus de la décoration, décoration qui empêche de réfléchir comme « évident et jolie » (sic), car la principale préoccupation de tous, pour survivre est : « comment vendre ma came inconnue sans moyen financier ? » Pour que le travail artistique censuré soit diffusé, il ne reste que la gratuité, mais ce n'est pas suffisant : la gratuité dans le contexte d'une société à péage, empêche de se loger, de manger, etc., et d'acheter de l'équipement électronique (des instruments de musique) pour travailler. Aussi, le désir narcissique des nouvelles générations est intense : tous veulent être reconnus sans effort et le plaisir de la musique devient secondaire. La musique est utilisée principalement pour se débrancher du contexte social hostile avec les écouteurs visés dans les oreilles. Cela montre que le malaise social est immense, mais tous oeuvrent à ce qu'il empire (comme approuver la sécurité de leur emprisonnement). Des populations prises en otage : où les industries dominantes, les fonctionnaires (individus qui agissent contre les individus) et les politiques dictent leurs comportements. Le problème majeur est l'absence de volonté pour être bien tous ensemble. Et les arts et la musique sont les premières victimes des malaises sociaux qui à la fois jouent le rôle social de l'alarme, mais qu'aujourd'hui personne n'entend bien que tout le monde le sache : et ça, ça fout les j'tons : la déprime du bétail humain qui suicide lentement les autres ! MAX - Votre analyse est très pessimiste ! De la musique nous sommes passés au fonctionnement de nos sociétés qui sont « le moteur de ses possibles » comme vous dites, mais en même temps qui censure sa réalisation. Pourquoi les artistes ne sont plus libres de créer ? MATHIUS SHADOW-SKY - Une occupation devient un art quand elle se destine à une société, un art qui alimente la sensibilité et l'intelligence des autres et à faire croître l'ouverture d'esprit tout en donnant de la jouissance à titiller le sublime. Chaque individu est libre ou a le moyen de le devenir (même dans un régime totalitaire où il suffit de se dégrouper). Un artiste pour que son occupation devienne un art doit s'intégrer dans toutes les sociétés pour que son ouvrage puisse être apprécié. Une société génère un système politique qui lui est favorable ou pas. La socialisation de l'humain ici passe par l'hostilité et l'intolérance, pour en avoir plus que les autres. Oui, la musique comme la politique ne peut pas ignorer la maladie du pouvoir qui dégénère (trop souvent) en dictature. Mais comme aujourd'hui ce qui importe n'est pas le sens de l'art (son rôle à épanouir les sociétés humaines), mais la diversion nécessaire due au malaise rendu incompréhensible volontairement, ces sociétés choisissent des « oeuvres habituelles décoratives » qui ne « risquent » pas de blesser par leur vérité le mensonge et l'hypocrisie sociale : où l'originalité est bannie. Le XXIe siècle commence sa vie dans l'insignifiance, comme si l'insignifiance allait soulager son malêtre. A ce stade, même la musique ne peut plus avoir la fonction de cure médicale : le sens de vivre (ensemble) est anéanti ! MAX - Individuellement nous sommes libres, mais ensemble nous ne le sommes plus, y a-t-il une solution pour s'entendre ? MATHIUS SHADOW-SKY - Votre question est très juste, personne ne s'entend et encore moins s'écoute est proportionnel au besoin de reconnaissance des nouvelles générations et de tous en général. La partition et les conflits générationnels persistent : « les vieux ont peur que les jeunes leur prennent le pouvoir (la place) » et les empêchent de faire ce qu'ils veulent, car ils pensent que ça ruinerait leur autorité (leurs expériences vécues dans un contexte différent) alors qu'il suffit de s'entendre (bien qu'aujourd'hui les vieux jeunes ont l'esprit plus jeune que les jeunes vieux). Les conflits racistes persistent : « la conviction hiérarchique de races inférieures et supérieures est cultivée pour le servage » (l'esprit de la conquête coloniale de la mondialisation des faux forts contre les faibles convaincus) alors qu'il suffit de s'entendre (ou de se détacher). Le principe de domination (de possession de l'autre) cimenté dans la hiérarchie sociale se densifie et ne laisse plus de choix individuel que de rentrer dans le servage ou devenir un escroc, alors qu'il suffit de s'entendre. Nous arrivons à la limite de ce qu'une société humaine peut supporter pour tous les individus : une société sourde, mais qui se rend compte de la mise en danger permanente de ses individus. Les notions d'ordre, d'autorité, de hiérarchie, de domination sont des valeurs, qui une fois la crise consommée deviendront obsolètes, car elles n'épanouissent pas les sociétés humaines : au contraire, la croissance de la bêtise est exponentielle depuis le XVIIIe siècle en opposition au savoir « scientifique » (ce qui est paradoxal !). Il est difficile de pratiquer la musique dans une société sourde ! C'est sans doute après la consommation de cette crise sociale fondamentale (par tous les humains en société) que les arts et la musique reviendront épanouir la sensibilité et l'intelligence des individus regroupés. Je me répète : il est difficile de pratiquer la musique dans une société sourde ! MAX - Restons en là pour l'instant, vous dites beaucoup de choses qui appellent à réfléchir, merci de nous avoir répondu.