CONCERT article écrit par Jacques CHAILLEY et E.U. = services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis Prise de vue La notion de concert nous paraît aujourd'hui toute naturelle et familière. Selon le schéma classique, le concert est l'exécution par un ou plusieurs interprètes et devant un public d'une ou de plusieurs œuvres écrites par un ou plusieurs compositeurs : il est donc généralement considéré comme le principal mode de « distribution » ou de « consommation » de la musique. En réalité, cette notion de concert n'est pas universelle. Les mots mêmes d'exécution, d'interprète, de public, d'œuvre et de compositeur n'ont de sens que dans un cadre socio-culturel historiquement déterminé et relativement restreint. Ils demeurent étroitement liés à une certaine conception de la musique qui a cours dans l'Europe intellectuelle depuis quatre ou cinq siècles, mais était inconnue des Anciens et dont on ne rencontre l'équivalent rigoureux dans aucune autre civilisation. Or il se trouve que cette conception de la musique a donné naissance à un nombre considérable d'œuvres de haute valeur destinées au concert, si bien que l'histoire du concert se confond presque avec l'histoire de la musique occidentale. Avant l'institution des concerts payants L'idée d'organiser des concerts réguliers à entrées payantes est très récente : totalement inconnue avant le xvie siècle, elle ne s'est généralisée qu'au xixe et n'a guère pris avant le xxe siècle la forme qu'elle revêt aujourd'hui à peu près partout. Les civilisations primitives ignorent la distinction entre l'artiste et le public. Le chanteur, le joueur d'instrument participent au même titre que ceux qui les entourent à une action commune de caractère rituel, ou bien ils s'expriment pour eux-mêmes, sans se soucier de savoir qui les écoute. L'Antiquité grecque fut sans doute la première à admettre qu'un public passif écoute des musiciens en tant qu'artistes, mais ce fut toujours dans le cadre de concours, analogues à une compétition sportive. Aulètes ou citharistes étaient écoutés du public le jour rituel où, revêtus d'une robe spéciale, ils se présentaient devant un jury pour savoir qui serait couronné ; le reste du temps, ils ne différaient guère des autres citoyens : ils jouaient lors des sacrifices, des banquets, des fêtes publiques, jamais dans des concerts organisés sous un prétexte d'« art ». Musique de cour Offrir de la musique à un public est peut-être une déformation due à la vanité des rois. Les musiciens, rituellement, et depuis toujours, offraient de la musique aux dieux. Les rois – et notamment les pharaons –, s'attribuant la qualité divine, estimèrent avoir droit eux aussi à se faire offrir de la musique. Ils y prirent goût, et c'est ainsi que fut fixée pour de longs siècles, après la musique de culte, l'autre forme essentielle du concert de jadis : la musique de cour. [Banquet donné en l'honneur du mariage de Joseph II et d'Isabelle de Parme, 1763. Huile sur toile, M. van Meytens (1695-1760), (H..0,3.m.; L. 0,39.m), détail. Château de Schönbrunn, Vienne. Un concert est donné en l'honneur du mariage de l'empereur. La musique de cour est une forme essentielle du concert jusqu'au milieu du XVIIIe siècle.] Mais, dans la musique de cour, l'artiste ne se faisait pas applaudir d'un public convoqué. C'est lui qui était convoqué par son public, et celui-ci, théoriquement, était un seul homme : le prince. Les autres, suite ou invités du prince, n'étaient là que par surcroît. Quand les riches ou les intellectuels, par la suite, se mirent à leur tour à inviter des artistes – et ce fut alors la « musique de salon » – ils ne firent qu'imiter le prince : c'est là un mécanisme bien connu de la montée des classes sociales par envie, imitation et appropriation des privilèges. Venir spécialement en un lieu pour applaudir un artiste, cela représente une nouvelle étape, dont l'origine est sans doute inattendue. On peut la trouver dans la vanité de certains empereurs romains, et en particulier de Néron. Se croyant un grand artiste et ne pouvant naturellement s'abaisser à concourir, l'impérial cabotin avait pris l'habitude de convoquer à toute heure du jour ou de la nuit des gens de sa cour, et même de hauts dignitaires, pour leur infliger des concerts et se faire docilement applaudir. Les faveurs et les avancements étant fonction de la chaleur des admirations exprimées, on devine que le succès devait être considérable. Néron organisa même des « tournées » en règle, dont les historiens ont conservé le souvenir ironique. [Néron inventeur de l'applaudissement et des tournées de concert ?][Dans ce cas l'idée de rassembler du monde pour écouter la musique est + ancienne que de 5 siècles] Musique religieuse Musique religieuse, musique de cour : ce sont, si on laisse de côté la musique populaire sans contact avec la musique « savante », les deux seules formes de concert au Moyen Âge. Jusqu'aux alentours du XIIe siècle, elles se limitent d'une part à la participation aux offices de l'assemblée (plain-chant et compositions locales apparentées), d'autre part à l'activité assez réduite des musiciens de cour officiels, chargés de chanter la gloire et les vertus du seigneur du jour. L'apparition de la polyphonie au IXe siècle et son développement spectaculaire à partir de la fin du XIIe bouleversèrent indirectement ces usages. Les maîtrises, dans les grandes églises, devinrent pour des siècles l'équivalent de nos conservatoires, et les offices solennels le cadre privilégié des manifestations musicales de qualité, qui étaient de véritables concerts. L'Église et la musique en tirèrent l'un et l'autre d'immenses avantages. [Donc, le concert, à rassembler du monde pour écouter la musique est + ancienne que de 5 siècles] De leur côté, presque tous les seigneurs de quelque importance se crurent tenus d'entretenir, parfois à grands frais, une « chapelle » de chanteurs et d'instrumentistes. Celle-ci ne se contentait pas d'assurer les offices solennels ; elle participait à tout moment à la vie de la cour, se faisant entendre aussi bien dans des bals ou comme « fond sonore » des réceptions qu'en « intermèdes » où les conversations s'interrompaient (plus ou moins) pour écouter ; l'un des moments favoris pour ce genre de concert était le repas, et l'on peut présumer par exemple que bien des pages de Haydn et de ses émules, aujourd'hui écoutées avec respect, ont été composées pour servir de bruit de fond au cliquetis des fourchettes du prince Esterházy et de ses convives. [la musique de Haydn servait de fond sonore "au cliquetis des fourchettes du prince Esterházy et de ses convives"] Tels sont donc les cadres sociaux dans lesquels fut conçue et exécutée, presque exclusivement, à peu près toute la musique écrite en Europe jusque vers le milieu du XVIIIe siècle. Le concert par association d'auditeurs Dans tout ce qui précède, il n'est à aucun moment question d'ouvrir à des inconnus, sur simple appel d'annonce, une salle de concert, ni pour le public de payer sa place pour venir écouter de la musique. Selon le cas, le public est le fidèle de l'assemblée ou l'invité du prince (voire du maître de maison). De même, le musicien est un fonctionnaire travaillant à forfait, ou un salarié occasionnel, rémunéré par le maître du lieu ; parfois même, c'est un invité bénévole. Sa musique ne s'adresse pas au tout-venant, il suffit qu'elle plaise au maître de céans et à ses invités. D'où l'influence des « grands mécènes » : l'emphase flatteuse des dédicaces qu'on leur adresse en est un témoignage. On peut déjà voir un premier symptôme d'évolution dans les « puys » ou festivités organisées par des confréries de « trouveurs », et destinées à un public sélectionné professionnellement, au lieu de l'être socialement ; la confrérie de la Sainte-Chandelle à Arras fut sans doute au XIIIe siècle l'une des plus anciennes, et l'usage se prolongera jusqu'au XVIe siècle allemand avec les Meistersinger qu'a célébrés Wagner. Toutefois, la forme privilégiée en était le concours, et l'aspect compétitif l'emportait souvent sur les autres critères. Cette transition conduit à la formule de l'« académie », qui régira un nouveau et important secteur du concert jusqu'au milieu du XIXe siècle. À l'origine de l'académie, on trouve ce mobile universel que fut, depuis la Renaissance, la nostalgie d'une Antiquité grecque idéalisée. Le souvenir des jardins d'Académos, où Platon réunissait ses disciples, ne cessant de hanter les esprits, une société d'humanistes fut, sous le nom d'Académie, fondée vers la fin du XVe siècle, dans l'entourage de Laurent de Médicis, puis des dizaines d'associations similaires éclosent dans toute l'Italie et, de là, se multiplient en France et en Angleterre. C'étaient des réunions de beaux esprits, où l'on était admis par cooptation, parfois sur examen, et où l'on parlait de tous les sujets intellectuels et artistiques : littérature, mathématiques, beaux-arts, musique. De même que les poètes y lisaient leurs vers, les musiciens y faisaient entendre leurs œuvres, y mêlant celles de leurs confrères ; c'est ainsi que les académies devinrent, entre autres choses et sans s'y spécialiser, le cadre de véritables concerts, offerts non plus à des invités choisis par les puissances du rang ou de l'argent, mais à des cénacles clos, dont les membres étaient sélectionnés pour leur valeur intellectuelle. Les académies nationales officielles, aujourd'hui partout en activité, ont conservé un programme de travail similaire. Des académies polyvalentes où la musique était un élément parmi d'autres, et qui jouèrent un grand rôle, notamment dans l'« invention » de l'opéra entre 1590 et 1610, on passa peu à peu à l'idée d'académies spécialisées, et la musique fut l'une des premières à en bénéficier. On eut donc des « académies de musique », dont l'une des occupations essentielles devint l'organisation de concerts à l'usage d'un cercle d'invités. Pendant longtemps, organiser un concert s'appela « donner une académie », et l'Opéra de Paris a conservé de ces usages son nom d'Académie de musique et de danse. L'Académie de poésie et de musique, fondée par Jean Antoine de Baïf en 1570, et qui fut comme une première ébauche de la future Académie française, était remarquable par le statut qui régissait son activité de concerts : les musiciens étaient salariés à forfait et bénéficiaient d'une retraite ; un cahier des charges régissait leurs obligations ; le public s'engageait à ne pas s'approcher d'eux et à garder un silence absolu durant le concert ; les invités recevaient une médaille qu'ils devaient présenter à l'entrée. Cette formule des concerts d'académie devait influer longtemps sur la conception des concerts ; ainsi, les sociétés de concerts du XIXe siècle restèrent longtemps des sociétés d'abonnés et certaines, comme la Gesellschaft der Musikfreunde de Vienne, ont encore aujourd'hui ce caractère : leurs concerts se donnent toujours à bureaux fermés, comme c'était encore habituellement le cas de ceux de la Société des concerts du Conservatoire jusqu'en 1939. Le concert payant Du théâtre payant aux concerts spirituels On peut poser en principe qu'il n'y eut jamais de concerts payants avant la fin du XVIIe siècle. Comme pour la musique de concert, les premiers opéras furent des spectacles pour invités ; c'est en 1637, au San Cassiano de Venise, que l'on vit pour la première fois un théâtre payant. L'Angleterre suivit en 1639 avec William D'Avenant, et la France en 1669 avec Pierre Perrin et Robert Cambert, que Lully devait déposséder de leur privilège en 1672, rendant ainsi à l'opéra son rôle primitif de divertissement pour invités du roi (ce n'était qu'après un nombre réglementaire de représentations à la cour que le public était admis à se présenter aux guichets). Mais il s'agissait là de théâtre lyrique et non pas de concert. C'est en 1672 que se placent les premiers concerts payants connus. Organisés à Londres par un violoniste en chômage, John Banister, ils ne furent d'abord que des concerts de salon de type courant, dont les assistants avaient payé leur place au lieu d'être invités par le maître du lieu. Dès 1676, Thomas Mace insérait dans son Musick's Monument un projet de salle de concert, fort curieux d'ailleurs, mais la première effectivement construite, celle de l'Holywell Music Room à Oxford, ne le fut qu'en 1748. Au début du XVIIIe siècle, les concerts payants étaient devenus relativement fréquents en Angleterre. La France suivit cet exemple : en 1724, les concerts réguliers de musique italienne que depuis 1713 donnait chez lui le financier mécène Pierre Crozat furent, sur l'intervention de Mme de Prie, transformés en concerts d'abonnement payants à intervalles réguliers (deux fois par semaine, les jeudis et samedis après-midi), après quoi ils émigrèrent dans un salon du Louvre, puis des Tuileries, et donnèrent sans doute à Anne Philidor l'idée de la fondation de ses Concerts spirituels (1725). Ceux-ci furent la première entreprise de concerts publics payants donnés par une formation permanente (93 musiciens en 1762). Ces sociétés se multiplièrent tout au long du xviiie siècle ; à Paris même se créèrent des concerts concurrents, dont le plus célèbre fut en 1775 le Concert des amateurs, devenu en 1780 Concert de la Loge Olympique, du nom du local maçonnique qui l'hébergeait ; on sait que c'est à la demande de cette société que Haydn écrivit ses symphonies dites parisiennes. Le xixe siècle devait être décisif pour le développement du concert. Dès 1800, les élèves et professeurs du Conservatoire nouvellement fondé s'unirent pour former, sous la direction de François Antoine Habeneck, un orchestre régulier dont les concerts prirent le nom d'« exercices d'élèves » ; en 1828, cet orchestre s'érigea en société contractuelle : ce fut la Société des concerts du Conservatoire, la première des nombreuses associations symphoniques qui ne tardèrent pas à se fonder un peu partout à son exemple. Les concerts de solistes Les concerts de solistes ont une histoire semblable. Jusqu'à la Révolution française, les solistes ne se font entendre que chez des amis ou sur invitation du mécène, dans son salon. Le concert public de soliste est lié à la notion de compositeur-virtuose : ayant quitté sa position de fonctionnaire salarié, le compositeur, jadis maître de chapelle, est souvent dans la gêne. Organiser un concert payant à son bénéfice est pour lui un moyen de « remonter le courant ». L'entreprise est aventureuse, souvent décevante, et souvent ce seront ses amis qui, tant bien que mal, joueront ce rôle d'imprésario qui n'existe pas encore en tant que métier. D'où le « concert à bénéfice » comme en donnèrent tant Mozart, Beethoven, Berlioz et beaucoup d'autres. Ces concerts, toujours de caractère exceptionnel, ont dans la plupart des cas un aspect « panaché », c'est-à-dire que plusieurs interprètes successifs y participent, exécutant un programme assez souvent décousu. Liszt fut le premier virtuose à oser donner seul un « mono-concert », que l'on baptisa plus tard « récital » ; Chopin en fit autant, et leur exemple en déclencha la vogue, mais celle-ci ne devint générale que vers le milieu du xxe siècle. Jusque-là, seuls de rares artistes de grande renommée osaient tenir l'estrade toute une soirée. Enfin, le disque, la radio et la télévision sont venus apporter à tous, à domicile, une forme nouvelle de concert. L'attitude du public Le concert, qui se définit par un certain mode de présentation des œuvres musicales, implique aussi, par voie de conséquence, une certaine attitude du public à l'égard de la musique et des musiciens. Sans doute le silence religieux qui entoure généralement aujourd'hui toute exécution musicale est-il un phénomène relativement récent. Comme celui de théâtre, le public de concert était volontiers bruyant, manifestant à tout moment, fût-ce en cours d'exécution, son enthousiasme ou sa réprobation. On aplaudissait (ou on sifflait) après chaque mouvement d'une sonate ou d'une symphonie, et l'on saluait au passage les traits brillants d'un instrumentiste comme les prouesses d'un chanteur d'opéra. Cette pratique est demeurée vivante chez les amateurs de jazz. Mais, en dépit des apparences, on ne peut parler, à ce propos, de participation du public à l'exécution musicale (même si certaines tentatives ont été faites dans ce sens, par Xenakis, par exemple) : l'auditoire, par institution, se trouve toujours dans une attitude contemplative à l'égard de la musique considérée comme un objet. Les œuvres sont exécutées devant lui comme un spectacle pour l'oreille. # Jacques CHAILLEY Thèmes associés * HISTOIRE DE LA MUSIQUE * SALLES DE CONCERT ET MAISONS D'OPÉRA Bibliographie * M. Brenet, Les Concerts en France sous l'Ancien Régime, Paris, 1900 * H. Burton, « Les Académies de musique en France au xviiie siècle », in Rev. Musicol., 1955 * J. Chailley, 40 000 Ans de musique, Paris, 1961, rééd. Éditions d'Aujourd'hui, Plan-de-la-Tour, 1976 * M. Chimènes, Mécènes et musiciens, du salon au concert à Paris sous la IIIe République, Fayard, Paris, 2004 * E. M. E. Deldevez, La Société des concerts : 1860 à 1885, Musik, Heilbronn, 1998 * R. Dollase, M. Rüsenberg & H. J. Stollenwerk, Demoscopie im Konzentsaal, Schott, 1986 * M. Huglo et al., Musique et société, Bruxelles, 1988 * « Musique et société à Paris sous la IIe République (1848-1852) », in Revue intern. de musique française, nov. 1980 * « La Musique dans le charivari », ibid., févr. 1983 * « L'Opéra de Paris au siècle romantique », ibid., janv. 1981 * « Paganini et Paris », ibid., nov. 1982 * C. Pierre, Histoire du concert spirituel, 1725-1790, Société française de musicologie, Paris, 1975 * M. Rioux & J.-Y. Patte, Le Concert spirituel. 1725-1790 : l'invention du public, Le Monde de la musique, Paris, 1996 * R. Schaal, « Konzertwesen », in Musik in Geschichte und Gegenwart, vol. VII, Cassel, 1958 * D. Victor-Pujebet, Les Concerts de musique classique à Paris, 3 vol., thèse, univ. Paris-IV, 1988 * F. A. Yates, The French Academies of the 16th Century, Londres, 1948 * « Wagner à Paris (1839-1900) », in Revue intern. de musique française, févr. 1980. Le concert de musique public payant dans un édifice dédié est un phénomène culturel européen récent. Le concert payant est une invention britannique au XVIIe siècle par un musicien fauché : 1672 à Londres par le violoniste John Banister, d'abord dans les salons. La musique payante est une histoire très courte de 3 siècles sur "40 000 ans" de musique. Les 1ères représentations publiques sont d'abord théâtrales, puis l'opéra, puis le concert. Au XVIIIe siècle les théâtres d'opéra sont des théâtres privés pour le souverain et ses invités. L'amour de la musique pour la musique est un phénomène humain et européen très récent.